Interview avec : Fabienne Silvestre (Le Lab Femmes de Cinéma)

 

“Globalement, les femmes demandent moins d'argent que les hommes pour faire le même film. Pourquoi ? C’est la grande question !”


 
 

En Europe, un film sur cinq - seulement - est réalisé par une femme. Ce n’est pas moi qui lance ce chiffre à la volée, c’est une donnée existante que vous pourrez retrouver sur le site du Lab Femmes de Cinéma, think tank dévoué au sujet et cofondé par Fabienne Silvestre (également cofondatrice et déléguée aux relations institutionnelles de Les Arcs Film Festival). 

Si la thématique de la place des femmes dans le milieu du cinéma m’interpelle autant c’est pour une raison simple qui parle d’elle-même : à mon humble échelle de script consultante, j’ai pu noter qu’à qualité égale - pour ne pas dire supérieure - les projets portés par des femmes et parlant aux femmes peinaient davantage à trouver des partenaires ; producteurs, financiers, distributeurs. La plupart de ces projets ne voient même jamais le jour. Pourtant, la qualité artistique des projets est bien présente et… le public est là aussi (les femmes ne représentent-elles pas plus de la moitié de la population adulte ?).

C’est donc poussée par une volonté accrue de prise de conscience que j’ai invité Fabienne à une interview.

Très bonne lecture.

Estelle.

 

Estelle : Bonjour Fabienne, bienvenue sur le blog ! C’est un plaisir de te recevoir. Avant d’entrer de plain-pied dans l’interview, je te propose de revenir sur ton parcours afin d’en apprendre davantage sur toi. Et quel parcours ! Comment passe-t-on de la scène politique au cinéma ?

Fabienne Silvestre : J’ai en effet eu un parcours un peu sinueux ! Après des études de sciences politiques, j’ai été assistante parlementaire, à la fois à l’Assemblée Nationale, au Sénat, et à la commission européenne. J’ai ensuite passé quelques années dans un grand groupe industriel, où j’étais chargée du développement durable, thème passionnant et encore totalement naissant à l’époque. Originaire de Bourg-Saint-Maurice, qui est la même commune que celle des Arcs, j’ai été mise en relation avec Pierre-Emmanuel Fleurantin et Guillaume Calop, tous les deux également originaires des Arcs, au moment où ils travaillaient à la création d’un Festival de cinéma indépendant européen dans nos montagnes ! Je les ai immédiatement rejoints, d’abord en ouvrant mon carnet d’adresses pour trouver des subventions et partenaires. J’ai ensuite élargi mes fonctions aux relations institutionnelles et publiques, à l’organisation du protocole et surtout sur le fond, en m’intéressant aux problématiques qui lient le cinéma aux sujets de société (c’est là où le début de ma carrière me rattrape ;)). Notre amitié et notre collaboration s’est approfondie année après année et nous organiserons en décembre la 13ème édition de notre Festival chéri ! 

Estelle : Tu es donc cofondatrice et déléguée aux relations publiques et institutionnelles de Les Arcs Film Festival mais ce n’est pas tout. Tu es aussi cofondatrice et coordinatrice générale de Le Lab, femmes de cinéma qui, je crois, est né lors du festival. Pourrais-tu nous expliquer la genèse du Lab ?  Comment et pourquoi a-t-il vu le jour ? 

Fabienne Silvestre : Le Lab est en effet une émanation de l’association Révélations Culturelles, qui organise le Festival des Arcs. En fait, tout est parti de notre programmation arcadienne. Assez vite, j’ai interrogé mes associés et le comité de sélection sur le très faible taux de réalisatrices que nous avions dans nos différentes sections. 

Dans un premier temps, soutenu par notre partenaire Sisley, nous avons créé le prix Sisley Femme de Cinéma, qui visait à mettre à l’honneur chaque année une réalisatrice particulièrement emblématique du cinéma indépendant européen. Ce prix avait alors pour but de sensibiliser les médias, les professionnels et le grand public aux discriminations dont les femmes pouvaient encore faire l’objet dans l’univers du cinéma. C’était aussi une manière simple de faire connaître un travail de réalisatrice et d’encourager la diffusion de ses films. Les lauréates ont été successivement Jasmila Zbanic, Lucie Borleteau, Malgorzata Szumowska, Iram Haq, Claire Burger, Sarah Gavron, Agnieszka Holland. Et nous continuons, année après année, à le remettre. 

Le sujet prenant de l’ampleur, on a eu envie avec l’équipe des Arcs d’aller plus loin en 2016, en remplaçant notre traditionnel « focus pays » par un « focus sur les Nouvelles Femmes de cinéma ». Nous avons donc invité 10 réalisatrices européennes émergentes et talentueuses qui sont venues présenter un de leur film et en parler. C’est aussi cette année-là que nous avons lancé notre première étude sur la place de la nouvelle génération de réalisatrices dans la création cinématographique européenne. On a organisé également des tables rondes professionnelles de haut niveau sur ces sujets. Et enfin, des « think tanks cafés », qui tous les matins du Festival, en partenariat avec Le Deuxième Regard, en mode « coaching – boîte à idées » ont réuni près de 50 femmes et hommes de l’ensemble de la chaîne du cinéma sur ce thème de la place des femmes… Et là… quelque chose s’est passé… Chaque matin, pendant près de deux heures, une dizaine de personnes s’est réunie dans un petit café des Arcs. Chaque matin, il y avait des hommes et des femmes, venant de tous les pays d’Europe et représentant l’ensemble de la chaîne du cinéma, de l’acteur/actrice au réalisateur/réalisatrice en passant par des producteurs/productrices, distributeurs/distributrices, métiers techniques, journalistes spécialisés, etc. Chaque matin, le rituel était le même, le processus posé : ne pas faire comme si on participait à une énième table ronde sur le sujet, mais s’écouter les uns les autres et chercher ensemble des idées d’action pour faire bouger les choses vers plus d’égalité et d’inclusion dans le cinéma. On s’est rendus compte que ces moments étaient très riches et surtout que la parole des femmes avait besoin d’être libérée. On s’est dit qu’on ne pouvait pas en rester là. La fondation Sisley d’Ornano nous a renouvelé notre soutien et début 2017, le Lab était créé ! 


« Se lancer dans le cinéma pour une femme, c’est un peu comme se lancer dans une course de haies. La première haie à franchir est d’ordre culturel. C’est arriver à dépasser la façon dont on élève et éduque nos filles et nos fils, les valeurs et stéréotypes qu’on leur transmet, de manière souvent inconsciente.  »

Estelle : Génial ! Comme quoi l’action génère l’action ! Pour que l’on comprenne bien, qu’est-ce qui différencie Le Lab du collectif 50/50 dont on parle - aussi - beaucoup ? 

Fabienne Silvestre : Le Lab est un think tank, qui repose sur 3 piliers : 

  • Nous organisons des masterclass de femmes réalisatrices ou actrices, avec l’idée de donner à voir des rôles modèles au féminin. C’est également selon ce principe que nous lançons ces jours-ci un podcast du Lab, dans lequel nous allons donner la parole à des femmes de tous les métiers du cinéma, j’espère bien que certaines de tes lectrices se prêteront au jeu ! (Ndlr : Mesdames, l’appel est lancé !)

  • Nous organisons des ateliers en intelligence collective pour “planter la graine de la sensibilisation“ et faire émerger des idées pour plus d’égalité et d’inclusion,

  • Et enfin, nous produisons une étude annuelle sur la place des réalisatrices européennes avec l’idée qu’il faut “compter les femmes pour que les femmes comptent“.

Le Lab se situe donc en amont des prises de décision et a vocation à influencer les influenceurs. 

Le collectif 5050, avec lequel nous sommes partenaires depuis sa création, se définit, à la différence du Lab, comme un “do tank“. Je suis très admirative de la puissance de lobbying du collectif. De son intelligence à faire émerger des idées concrètes et les porter jusqu’à ce qu’elles entrent dans la Loi, à l’instar du bonus qui incite à plus d’égalité dans les équipes de tournage ; de la création de leur “bible des professionnels” pour inciter à plus de diversité etc. 

Nous travaillons avec le Collectif régulièrement, organisons des ateliers ensemble, on vient d’ailleurs d’en faire deux sur le thème de la responsabilité de l’écosystème presse en matière de représentation de la diversité.

Estelle : Super. De par ton engagement et ta collaboration avec le Collectif 50/50, as-tu noté des progrès, même minimes, au fil des ans ?

Fabienne Silvestre : Rappelons tout d’abord les chiffres : les études que nous menons montrent qu il y a seulement 20% de femmes derrière la caméra, en moyenne européenne, sur les dix dernières années... Ce qui est également marquant, c'est qu'il y a 50% d'étudiantes dans les écoles de cinéma. Mais elles ne sont plus que 33% au moment du premier court-métrage, cette proportion passe à 25% au moment du premier long-métrage et autour de 15% à partir du 3ème long et plus. C’est comme si les réalisatrices s’évaporaient progressivement !

Estelle : En effet, très étrange.

Fabienne Silvestre : Si on prend les chiffres européens entre 2012 et 2019, on voit qu’on part de niveaux très bas (autour de 19%), on évolue très lentement (on est autour de 21% en 2019) et on n’est pas à l’abris de rechutes, comme ce fut le cas en 2018 ou bizarrement ces chiffres sont retombés autour de 19%. Donc…pas de quoi se réjouir ! Le sujet est certes sur la table, mais il évolue si lentement que malheureusement il reste plus que jamais d’actualité !

Estelle : Compte tenu de ces données, as-tu une idée de ce qui fait que les femmes sont si peu représentées dans le cinéma ?

Fabienne Silvestre : La persistance de ces inégalités a des origines multifactorielles et les principaux freins ne sont toujours pas levés. Se lancer dans le cinéma pour une femme, c’est un peu comme se lancer dans une course de haies. La première haie à franchir est d’ordre culturel. C'est arriver à dépasser la façon dont on élève et éduque nos filles et nos fils, les valeurs et stéréotypes qu’on leur transmet, de manière souvent inconsciente. 

La deuxième est celle des représentations. A l'écran ou derrière la caméra, il y a peu de modèles féminins inspirants auxquels les filles peuvent s'identifier. Elles ont donc du mal à se projeter dans ce type de carrière. 

Il y a ensuite toutes les haies qui sont des freins psychologiques plus ou moins conscients, liées à la confiance et l'estime de soi des femmes, dans un système globalement encore très patriarcal, qui ne les avantage pas... 

Globalement, les femmes demandent moins d'argent que les hommes pour faire le même film. Pourquoi ? C’est la grande question !

Il y a également le contexte du harcèlement et des violences sexuelles... Ce n'est pas un hasard si le mouvement #metoo est né dans le milieu du cinéma. Et aussi un beau message d’espoir que ce soient des femmes de cinéma qui en sont devenues les porte-voix. Grâce à elles, la société commence à prendre conscience de l’ampleur du problème, c’est la première étape du changement.

Estelle : Sur le site du Lab, vous comparez les différentes approches européennes mettant en lumière les femmes réalisatrices dans leurs pays respectifs. Certains de nos voisins font-ils mieux que la France ? 

Fabienne Silvestre : Sans surprise, ce sont les pays du Nord de l’Europe qui ont les meilleures proportions de femmes réalisatrices. Suède, Norvège et Pays-Bas notamment. Cela est évidemment lié à une approche égalitaire structurellement culturelle. Mais même dans ces pays qui bénéficient en outre de politique de soutien très actifs en faveur des femmes, elles ne sont jamais plus de 30% de l’ensemble des cinéastes !

Estelle : Si peu de représentation, ça parait incroyable. Le combat n’est pas gagné. Fabienne, merci pour toutes ces précieuses explications ! Comme tu le sais, nous sommes sur un blog consacré à l’écriture de films. Aussi, j’ai coutume de demander à chaque intervenant de citer cinq de ses films favoris mais aujourd'hui, j’aimerais inclure un twist. Puisque nous mettons les femmes à l’honneur, je te propose d’énumérer tes cinq films favoris réalisés par des femmes, bien sûr. 

Fabienne Silvestre : Cinq ! C’est dur tant il y a de bons films réalisés par des femmes! Alors je dirais...

Incontournable : “La leçon de piano”, de Jane Campion.

Forcément un film d’Agnès Varda...disons “L’une chante l’autre pas”.

J’aime aussi inconditionnellement le cinéma d’Agnès Jaoui, pour ne citer qu’un de ses films : “Le goût des autres”.

Grand respect aussi pour le cinéma de Jasmila Zbanic, dont le dernier film ,La Voix d’Aïda”, a été une énorme claque pour moi.

J’aime aussi beaucoup le cinéma d’Alice Rohrwacher, avec un coup de coeur pour  “Les merveilles”.

J’ajoute un bonus série avec Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, véritable pépite d’humour et d’intelligence.

Estelle : Merci Fabienne !


💫 Pour aller plus loin….


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